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Abyssal·es

7 avril 2023
Craipuscule
Malgré la distance impensable qui déjà læ séparait de la surface, de la lumière émergeait des parois de glace, nimbant ce monde d’une phantastique parure feutrée d’azur.

Ce fut le clapotis des vagues qui indiqua à Eli qu’iel allait bientôt rencontrer une étendue d’eau. Son corps agit, précédant toute réflexion. Il bascula, se servant de sa vitesse pour rouler sur lui-même et se positionner tête en bas. Confiant·e, Eli écarta les bras en un arc de cercle gracieux, caressant au passage les murs soyeux à la transparence bleutée. Ses mains se rejoignirent, les doigts tendus pointés vers la surface ondoyante. Iel perça les flots.
Ce corps qui l’accompagnait depuis des siècles déjà, toujours fidèle, toujours à ses ordres, traça dans l’élément liquide une courbe flamboyante de pureté. Grâce à sa vitesse et à l’absence de frottements sur sa peau lisse et nue, Eli s’enfonça sans encombre vers des profondeurs toujours plus vertigineuses.
Iel n’avait toujours pas peur. Iel n’était pas emprunt du moindre doute.
L’aventuriè·re avait oublié ce qui l’avait mené·e en ces lieux, iel ne savait plus ce que sa vie avait représenté jusqu’à cet instant précis. Eli n’avait plus de passé, son avenir n’avait aucune importance. Iel n’était plus qu’actions, réflexes et observations.
À moitié vivant·e, à moitié immortel·le, iel nageait dans un tunnel aux parois de roche dont l’opacité ne lui laissait plus parvenir la moindre trace de lumière. Les yeux fermés, tous ses autres sens étaient en éveil. Iel sentait les courants le frôler, l’accompagner, lui indiquant lorsqu’un mur se rapprochait. Entre ses doigts et ses orteils, une fine membrane s’était formée, si bien que son corps progressait sans efforts, ondulant le long de ce couloir aux courbes harmonieuses.
Ses poumons, depuis trop longtemps privés d’oxygène, auraient dû lui crier leur désaccord, pourtant iel ne ressentait aucune gêne. Ses pieds s’étaient allongés, se transformant lentement en nageoires, qui lui permettaient de se propulser puissamment vers l’avant d’un simple mouvement du bassin. Eli savourait la force qui pulsait à travers tout son corps. Ce corps qui l’accueillait et le servait fidèlement depuis toujours. Ce corps grâce auquel il avait pu tout tenter, tout traverser, ses grandioses épopées tout comme ses longs sommeils.

La lumière revint. Elle apparut sous la forme d’un anneau grossissant à mesure qu’iel avançait. Un disque aveuglant tant les ténèbres avait été profondes.
À nouveau, Eli pénétra dans le monde cristallisé des glaces. À présent que sa vitesse n’était plus aussi vertigineuse que lors de sa chute, iel put admirer avec émerveillement les reflets azur se déplacer suavement le long des parois. Le mur de glace était constellé de lignes et de formes, de courbes ondulantes, un camaïeu de bleu dont les teintes ne cessaient d’évoluer. Le monde n’était que fluidité et transformations. Mouvements. Eli en faisait partie intégrante, accepté·e par les flots, ondulant à leur mesure.

Après une lente remontée contemplative, Eli sentit son front heurter la surface. Après que son corps se fut habitué à la souple résistance des eaux, la liberté qu’offrait l’air le frappa tel un mur de vide.
Eli se hissa sur la berge gelée. Ses membres postérieurs, pourvus de longues griffes, lui permirent de s’ancrer solidement à chaque pas dans la glace. Iel se trouvait dans une grotte imposante, dont les murs se disputaient entre roche et glace. La diversité des parois nimbait la salle des rideaux d’ombres et de lumière. De longs stalactites pendaient d’un plafond si éloigné qu’il se perdait dans les ténèbres. Leurs piques tantôt frôlaient le sol, tantôt dépassaient à peine de l’obscurité, formant des reliefs à l’inertie renversée.
Eli tendit le bras vers eux pour effleurer leur pointe du doigt, curieux·se de goûter leur consistance. C’est alors qu’iel constata qu’à la place de ses mains autrefois agiles et délicates et à la peau sensible, iel possédait des pâtes écailleuses prolongées de longues griffes. Semblables à celles de ses pieds, celles-ci se révélaient handicapantes à présent qu’iel avait émergé des flots.
Iel fixa son regard sur une stalactite et sa concentration sur son désir de la toucher, de la caresser. Les yeux à demis-clos, iel tendit à nouveau son bras, lentement. Iel se plongea dans l’anticipation d’une multitude de sensations : l’humidité rugueuse contre sa peau, la délicatesse et la finesse de la pierre, le froid ou peut-être la tiédeur qui l’attendait. Ce fut le choc brutal de la pierre se brisant sur le sol qui læ tira de son voyage synestésique.
Son premier réflexe fut de se baisser vers le sol pour se saisir des morceaux éclatés, et à nouveau iel échoua à son entreprise. Ce qui avait été des mains ne pouvait plus prétendre à ce nom. Ses membres antérieurs, recouverts de griffes et d’écailles, se terminaient par un amas informe de protubérances reliées entre elles par de fines membranes.
Eli se mit à inspecter le reste de son corps, et prit conscience que sa peau toute entière était à présent recouverte d’écailles. De longues tiges cartilagineuses sortaient d’ellui à de multiples endroits, tantôt lisses et souples, ondulant librement au grès de ses mouvements, tantôt plus rigides et reliées à son corps par une membrane élastique et transparente.
L’aventurièr·e dut se rendre à l’évidence : iel était devenu·e une créature des océans, forgée dans la chair du monde pour parcourir les courants sous-marins.

Abandonnant la grotte ténébreuse sans un regard, l’être marin courut vers la surface liquide d’où iel était sorti·e, et y replongea aussitôt. À peine quelques mètres læ séparaient du boyau de glace d’où iel était sorti·e. D’un puissant mouvement d'ondulation, iel se propulsa vers l’entrée…pour y rester complètement immobilisé·e. Sa transformation avait doublé, triplé sa taille, tant et si bien que l’étroit conduit qui l’avait amené·e à cette caverne lui était à présent complètement impraticable.
La créature d’écailles fut envahie d’une terrible vague de désespoir. Son corps devenu inadapté à la vie terrestre le privait par la même occasion de l’univers auquel iel se sentait désormais appartenir.
Pris·e au dépourvu, toujours empétré·e, iel abandonna toute velléité de combat et se laissa doucement baloter par les courants, l’arrière de son corps balançant de droite à gauche, de haut en bas. Sa volonté l’avait déserté·e. Iel perdit la notion du temps.
Un jour, un courant plus fort que les autres, simple fruit du hasard, læ tira du trou dans lequel iel était empétré·e. Soudain maître de ses mouvements, læ dragœn fut tiré·e de sa torpeur par une étincelle de joie. Enfin ses nageoires pouvaient vibrer dans les courants, ses écailles se gorger de la caresse de l’eau.
Très vite cependant, iel reprit conscience de l’étroitesse du bassin dans lequel iel se trouvait. Ses muscles redevinrent inertes, sa conscience s’évapora à nouveau. Son âme déserta son corps pour se perdre dans les abysses. Ce qui restait d’ellui se mit à flotter au hasard.

Jusqu’au jour où… une voix fluette vint læ rappeler à la conscience :
- Mais qu’est-c’ tu fais là, toi ?
Iel ouvrit lentement ses paupières sur un petit être humain, de la taille d’un·e enfant. De grands yeux aussi bleus, aussi clairs que la glace environnante le fixaient avec curiosité. Et une transperçante intensité.
- Je suis Sacha. Et toi, qui es-tu ?, demanda l’enfant de sa voix si inoçante et pourtant si profonde à la fois.
- Je ne sais plus, admit la créature de nageoires et d’écailles.
- Ce n’est pas grave. Viens, tu vas me raconter.
C’est ainsi que naquit une sincère amitié.
L’aventuri·ère avait conservé tous les souvenirs de son épopée sous la glace. Iel s’amusa à les conter, au grand émerveillement de la visiteureuse dont les grands yeux saphir ne læ quittaient pas. Ils læ suivaient partout, surtout lorsque, pris·e par le feu de l’action, iel se levait, gesticulait dans tous les sens, mimant ses souvenirs par de grands gestes extravagants et des mimiques époustouflantes de vitalité.
Dans son élan, læ dragœn se cogna plusieurs fois contre des stalactites, chuta sur le sol après avoir dérapé sur la glace… Qu’à cela ne tienne, iel ne se laissa pas déconcentrer de son histoire.
L’enfant, en revanche, y prêta attention.
- Tu n’as pas mal à la tête, là ?, læ coupa-t’iel en lui montrant la bosse qui apparaissait sur son front.
- Boh, c’est rien ça.
- Je trouve que c’est important, au contraire, de prendre soin de soi, persévéra la jeune pousse. Essaye de te masser le crâne, tu auras moins mal.
Déconcerté·e mais ouvert·e à la proposition, læ dragœn obtempéra. Ses griffes l’empêchaient d’œuvrer efficacement, mais le geste lui permit malgré tout de prendre conscience de la douleur. Plus iel se concentrait dessus, plus iel la sentait pulser et se diffuser autour de la zone de l’impact. Pour finir par refluer, lentement, à mesure qu’iel se caressait tendrement la tête, de sa main.
Eli, plutôt que de se réjouir de cette transformation, ne pouvait que constater que sa fesse droite également envoyait des ondes de souffrance dans toute sa jambe. Iel s’allongea à plat ventre sur le sol, et doucement se mit à masser la zone douloureuse. Ses poumons se mirent à brûler, comme privés d’oxygène. Eli s’assit en tailleur sur le sol, les mains posées sur ses genoux, et respira amplement. Inspiration. Expiration. Lentement, encore et encore, jusqu’à ce que tout son être se sente enfin guéri, soigné. Écouté.
Eli prit pleinement conscience de son corps et des sacrifices qu’iel lui avait imposés. À lui qui l’avait porté·e, accueilli·e, aidé·e durant toute sa longue vie. Eli en prit la mesure et le remercia, et le cajeola, le caressa de toute la force de son esprit.

Iel ouvrit ses yeux bruns sur ceux, bleu cristal, qui l’observait avec fascination.
- Merci Sacha.

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